Akko, mardi 25
Le jour d’après, nous nous rendons à Akko (Saint Jean d’Acre). Dans les jardins du musée municipal de l’ancienne capitale croisée, nous partageons une savoureuse collation avec les Femmes en Mouvement qui habitent villes et villages de Galilée. Elles sont 25, assises tranquillement à l’ombre d’un arbre et, les unes après les autres, exposent publiquement leur motivation pour le dialogue.
« Le voyage en Suisse de notre groupe a renforcé notre motivation », assure Zahava. De toute évidence, ces femmes sont très soudées. « Ce travail me donne la force de lutter contre ma maladie », témoigne Faida. Femmes, mères, grands-mères, arrière-grands-mères de familles nombreuses, se sentent-elles investies du rôle de transmission de la coexistence ? « Ma fille, qui parle beaucoup de langues, m’a dit qu’elle voulait apprendre l’arabe et les deux autres sont fières de ce que je fais », explique Ohra. « J’habite tout près du village arabe de Sakhnin, mes enfants ont passé des moments ensemble dans des campements de jeunesse juifs et arabes », explique Simona. « J’ai été éduquée à Haïfa et mes parents ont toujours été sensibles à une bonne relation entre juifs, chrétiens et musulmans », relate Houda qui réside dans la bourgade de Shfar’am où vivent chrétiens, musulmans et druzes. « En compagnie de ma petite-fille âgée de 7 ans, ma fille a participé à la Marche pour la Paix », indique Yaël, native du Maroc, résidente aujourd’hui de Galilée, et d’évoquer avec nostalgie le temps superbe de la coexistence entre Juifs et Arabes dans son pays natal. Mais la posture du dialogue ne va pas toujours de soi dans son environnement familial et avec ses propres enfants. Zahava est la première à admettre que son fils, qui vit dans la colonie juive de Goush Etzion, dans les Territoires palestiniens, considère sa démarche comme insensée. Les enfants arabes réagissent également aux images de violence sur le conflit diffusées à la télévision israélienne. Mais, grâce à leur travail de dialogue, les mamans arrivent à relativiser.
Jérusalem, mardi 25
Une fois achevée la visite du musée municipal, qui relate l’histoire récente de la ville d’Acre, nous prenons congé, à regret, des Femmes en Mouvement. Notre route nous mène à Jérusalem. Arrivés le soir au restaurant, nous retrouvons avec plaisir le groupe de Jérusalem conduit par Sylvie, aussi enthousiaste qu’à l’accoutumée, et celui de Cisjordanie animé par Jamal et Gadi. Les deux groupes ont partagé les activités de la journée. Après le repas, Hamutal, membre du programme du YMCA de Jérusalem, entend nous faire partager une nouvelle dimension des tensions. Après avoir passé sa jeunesse à Haïfa, elle a choisi de vivre à Jérusalem « car c’est là le cœur du conflit ». Juive, activiste de gauche assumée et non violente, elle s’oppose avec ses amis israéliens et palestiniens à la destruction des maisons de ces derniers. Elle participe à « Free Jerusalem », une association qui relie Israéliens et Palestiniens de Jérusalem-Est et Ouest, les deux populations s’ignorant, selon elle. Il faut tenir compte des suspicions des Palestiniens envers leurs propres activistes, auxquels ils reprochent d’être les complices d’une « normalisation en acceptant l’occupation ». De l’autre côté, les manifestants juifs ne sont pas mieux perçus par la majorité des Israéliens qui ne comprennent pas pourquoi ils défient leurs soldats. « Nous sommes déprimés, mais nos actions prennent tout leur sens sur la durée. L’éducation par le dialogue, c’est notre espoir pour la prochaine génération », espère la jeune femme. Un brin plus optimiste, Anwar lui succède et commence : « Impossible de changer la perception de la réalité si on ignore l’histoire de l’autre. Il faut déjà commencer par apprendre la langue de l’autre ». Résident de Jérusalem-Est, il a épousé une juive israélienne et est papa d’un enfant d’un an et demi. Autant dire que dialogue et coexistence sont vitaux pour lui. À ses yeux, le conflit ne trouvera une solution qu’à condition de parvenir à libérer les Israéliens de leur sentiment de peur. Même s’il ne se nourrit pas trop d’illusions, il tente d’assouplir le point de vue des autorités de l’État hébreu et confesse même être parvenu à adoucir, voire infléchir, le point de vue du président d’Israël, Reuven Rivlin en personne, dont il est le professeur d’arabe.
Cisjordanie, mercredi 26
Nous empruntons la route 60 entre Jérusalem et Hébron dans les Territoires palestiniens et longeons d’abord Bethléem, puis Beit Jala. Nous attendons le groupe de Cisjordanie et pénétrons ensemble dans le camp palestinien d’Al Aroub, peuplé de 12.000 résidents. Abdel, le responsable de l’UNWRA, l’organe d’assistance des Nations Unies chargé de l’aide aux réfugiés palestiniens, nous accueille à l’entrée du camp. « Notre situation est de plus en plus mauvaise. Nos dirigeants sont faibles et désunis et les politiciens israéliens ne nous concèderont rien », se plaint-il. La visite du camp accompagnée des employés palestiniens de l’UNWRA, s’avère aussi riche qu’émouvante. Nous traversons le camp à l’heure de la sortie des écoles, en fin de matinée. Des grappes d’élèves, pour la plupart des fillettes vêtues d’uniformes scolaires stricts, rayés noir et blanc, nous entourent et nous saluent avec chaleur et enthousiasme. Un peu plus loin, nous entrons dans un centre pour personnes handicapées où notamment 40 enfants, dès l’âge de 6 ans, sont soignés. Logopédistes, enseignants et professeurs de sport s’occupent de celles et ceux qui marchent et/ou s’expriment avec difficulté. Une « équipe pour la paix » pratique même du sport handicap, nous explique Taisir, qui nous accompagne dans Al Aroub. Lui-même, travailleur volontaire du centre, est très engagé dans la promotion de ces activités physiques. L’argent provient notamment de dons privés récoltés lors de fêtes religieuses.
Après cette visite, retour en direction de Jérusalem, toujours par la route 60. À un embranchement du giratoire de Goush Etzion, nous nous arrêtons dans les terres d’Ali Abu Awwad, co-fondateur de l’ONG Roots. Après un repas en compagnie du groupe de Cisjordanie, nous écoutons, sous un chaud soleil de fin d’octobre, les propos et débats des activistes de la paix, liés par leur désir de non-violence, de solidarité et d’amitié. Parmi quelques récits marquants, retenons celui de l’Israélien Gershon Baskin, invité en Suisse par Coexistences en 2009 où il officiait comme animateur du groupe Wounded Xrossing Borders (anciens combattants israéliens et palestiniens blessés et prisonniers) et également intermédiaire dans le cadre de la libération en 2011 du soldat israélien Guilad Shalit détenu par le Hamas. Baskin souhaite voir une économie palestinienne autonome. « Mahmoud Abas m’a dit : on ne manque pas de soleil ici, faisons donc de la Palestine le champion de cette énergie ». C’est la raison pour laquelle notre interlocuteur s’implique actuellement dans un projet d’énergie solaire en Palestine avec l’aide d’une société néerlandaise spécialisée dans cette source renouvelable. Il croit encore fermement en une solution à deux Etats : Israël et la Palestine. « Pour cette réalisation, un leadership israélien surtout, mais aussi palestinien, devrait voir le jour. Il faudra également une assistance de l’extérieur », pense-t-il. D’autres membres de Wounded Xrossing Borders, anciens combattants palestiniens, s’expriment à tour de rôle. Certains rappellent que leur voyage en Helvétie a permis de faire tomber des barrières entre des membres de Wounded Xrossing Borders, ce qui n’est pas évident après des séjours répétés dans les geôles israéliennes. « Il n’y a pas d’autres solutions que la paix, mais l’occupation israélienne empêche d’entreprendre des pas dans cette direction », regrette Khaled. Après avoir ferraillé contre Israël avec une kalachnikov et perdu un frère tué lors d’un contrôle à un point de passage gardé par les soldats, Ali Abu Awwad est clair : « Notre stratégie doit être fondée sur des valeurs et sur un mouvement de non-violence. » Il ne se nourrit toutefois d’aucune illusion pour l’heure, les populations dans leur majorité rejetant une telle démarche. Le conflit ne se fonde pas sur des identités, mais sur des comportements : « Les Israéliens doivent être courageux et reconnaître les Palestiniens, mais ces derniers sont confrontés au même défi. À eux de se battre pour créer une société plus morale qui aboutira à deux Etats. » Roots se distingue car elle associe pleinement à son travail les colons israéliens installés dans les Territoires palestiniens, comme Shaoul Yudenmann, juif américain, dont les signes extérieurs révèlent l’obédience orthodoxe. Il fait part à l’assemblée de son sentiment « d’être rentré à la maison en Judée » en 2000, lorsqu’il s’est installé dans les Territoires palestiniens. Pour lui, il est nécessaire de changer le concept. « Au lieu de dire : la terre appartient aux Juifs ou aux Palestiniens, il est préférable de signifier le contraire : les Juifs et les Palestiniens appartiennent à cette terre. »
Autant d’avis et d’opinions dans un climat politique de plus en plus tendu et oppressant. Ces partisans de la non-violence, « bricoleurs d’espérance », selon le terme employé par Samy Cohen, directeur de recherche à Sciences Po Paris*, sont minoritaires et fragmentés en de multiples groupes aux objectifs divers. Sans doute qu’un premier jalon consisterait à favoriser une unification de tous ces points de vue autour d’un objectif un tant soit peu commun : la coexistence.